Doggerland
J’imagine aisément le sentiment de plaisir et de fierté qui doit envahir un auteur lorsqu’il pose enfin ses mains sur son premier jeu édité. Qu’importe le poids, la complexité ou la taille du jeu, ce moment est à nul autre pareil et les jeux qui suivront (je l’espère) le même chemin de l’édition n’auront sans doute pas la même saveur que le tout premier. Quand un jeu voit 3 premières (les deux auteurs et un des illustrateurs) on peut dire qu’il apporte du bonheur au cube à ses créateurs.
Doggerland est le premier jeu d’un duo d’auteurs français, Laurent Guilbert et Jerôme Daniel Snowrchoff, édité par Supermeeple. Première illustration pour Yvan « Gawain » Villeneuve et une de plus pour Emmanuel Roudier (Elysium).
Doggerland nous entraîne sous la Manche, non pas dans un tunnel, mais lorsque l’eau n’avait pas encore envahit la zone et qu’il s’agissait de terres fertiles, bien que glacées (on est au Quaternaire quand même). Ce sont donc des hommes préhistoriques qui vivent sur place. Pas encore sédentaires, ils se déplacent pour chercher leur nourriture via la cueillette et la chasse. La vie est rude et on le ressentira durant toute la partie…
Le plateau central se constitue d’un campement (sur une tuile centrale) entouré de 8 tuiles (fixes mais disposées aléatoirement), les terres connues. De nombreuses cases sont vides, ce sont les terres à découvrir. Les diverses actions possibles (avec leurs places limitées) entourent le plateau commun. Sur son board individuel on trouvera les cases pour passer la nuit (à 3 par cahutte cela réchauffe), ainsi que son stock, la machine a bébés et les améliorations techniques de notre clan (plus de déplacement, de plus grand sacs et l’artisanat d’armes).
Dans une partie normale on partira pour 8 manches, 4 en été et 4 en hiver. Une option existe pour ne jouer que 6 manches, mais on n’aime pas bouder notre plaisir. Comme Doggerland est un jeu de planification d’action, la première partie de la manche consiste à placer un ou plusieurs de nos meeple (1 chef, un chaman et 4 membres de la tribu au début du jeu) sur des cases d’action. La plupart sont évidemment limitées à un joueur à la fois, ce qui implique de choisir avec priorité les actions les plus importantes de votre manche.
La plupart des actions que l’on réserve ont un coût (plus cher en hiver car ça caille et on a besoin de peaux de bête à l’extérieur), mais on ne les réalise pas pour l’instant, c’est pour la phase 3 de la manche. Il faudra aussi raquer à ce moment pour la réaliser, mais on aura chassé / collecter avant, ce qui signifie qu’il faut correctement anticiper ses dépenses immédiates et futures dès sa première action réservée…
Les options d’actions sont :
- Construire une nouvelle hutte (le chef le fait sans bois, car il est trop fort le chef). Pour 1 ou 3 membres selon nos moyens et les PV de fin visés.
- Chamaniser : Réserver au chaman, qui réalisera une des ses actions mystiques, mais une seule fois sur la partie (à choisir parmi 8).
- Collecter : Selon notre limite de déplacement, on envoie des hommes (éventuellement armés) pour récupérer ce qui se ramasse. Attention après deux manches à collecter sur une case, elle sera épuisée et donc inexploitable pour le reste de la partie. On trouvera du bois, de la pierre, des os, des peaux et des fruits. Une gestion intelligente de la collecte (limitée en nombre d’acteur et en récupération) est proposée ici et il faut essayer de rentabiliser les deux exploitations d’une case.
- Chasser : On enverra ici plus d’hommes, selon la dangerosité de la chasse, que pour la cueillette en essayant de ne pas abandonner des produits de notre chasse sur place.
- Peindre dans les grotte : On transpose l’aventure d’une chasse passée sur une grotte pour informer les populations futures. Outre les PV associé à la grandeur de la chasse, il y a un jeu de majorité sur les lignes de peintures en fin de partie.
- Améliorer notre savoir : Pouvoir marcher plus loin, rapporter plus de ressources ou améliorer / construire de nouveaux outils
- Construire des colifichets : Le style n’a pas d’âge (et puis les PV c’est aussi cool) !
- Se reproduire : On se réchauffe comme on peut et parfois cela a des impacts sur la tribu. 😊
Quand tout le monde a envoyé ses troupes, on révèle de nouveaux territoires (ceux adjacents à nos troupes qui jettent un œil à côté). Ensuite on réalise en même temps nos actions réservées, en payant éventuellement le coût complémentaire. Bien que l’on puisse réaliser ses actions dans l’ordre qui nous plaît, si (quand) on se rend compte qu’on a mal calculé et qu’il nous manque une ressource, qu’on doit en abandonner en route ou qu’on n’a plus assez de place dans les huttes pour le dernier bébé (la mortalité infantile à l’époque c’était terrible vous savez !), on râle (plus ou moins beaucoup), mais sur soi plus que sur les autres (c’est mieux pour l’ambiance à table).
Si certains sont habitués à « oublier » de payer les ressources nécessaires quand on regarde ailleurs, on fera ses actions chacun son tour (sous observation), mais cela nuira au temps de jeu final (qui n’est pas petit).
Vient ensuite la migration des animaux (s’ils n’ont pas tous été débités en tranche) sur le plateau, puis les actions de fin de tour. La plus importante est sans doute de nourrir ses habitants car chacun veut sa portion de fruit ou de viande (1 viande = 2 fruits) sous peine de prendre des malus de disette (-2 pv) par personne affamée. Augmenter sa tribu c’est bien, mais cela nécessitera plus de temps passé à aller chercher de quoi les nourrir. Tout est admirablement possible dans le jeu, que vous jouiez tout avec 6 membres ou que vous fassiez les lapins pour doubler la population initiale. Chaque option a ses avantages / inconvénients.
On déplace éventuellement son village pour s’approcher des zones encore fertiles De nouvelles cibles animales sur le plateau, de nouveaux colifichets, de nouvelles grottes et l’on repart pour une manche. On vérifie au passage si l’un des objectifs de la partie est atteint par les joueurs, pour réserver 5 ou 2 PV (premier arrivé ou second sur une autre manche).
Si avant de commencer la partie on se dit « Bon, c’est un nouveau jeu de placement d’ouvrier à programmation » on en sort avec le sentiment que c’est plus que cela. C’est sans doute la pression de la nourriture nécessaire pour faire survivre son peuple (et éviter les malus de PV) qui change la donne. Si on se concentre sur la nourriture, elle ne permet pas d’engranger les PV (juste limiter leur perte) et il faudra donc en même temps développer sa tribu. Et pour la développer les options se valent et nécessitent un investissement différents.
Ayez des enfants, construisez des mégalithes, réalisez des colifichets, peignez vos exploits dans une grotte,… tout est acceptable, mais ce qui va guider vos choix ce sont les objectifs révélez en début de partie. Comme les PV ne sont pas légion, ceux grappillés sur les objectifs sont importants pour faire la différence, d’autant que parfois ils ne seront pas tous réalisables par chaque joueur (la peinture est limitée). Dès lors, on devra jouer des coudes pour prendre l’une ou l’autre position pour avoir une avance non résorbable et scorer avant les autres, tout en gardant sa tribu hors de faim.
Deux choses aident sans doute à augmenter les réflexions de Doggerland : Les pouvoirs uniques des chamans et la limitation des zones de récolte. Cela n’a l’air de rien ainsi mais les pouvoirs de chaman sont importants et font parfois basculer un plan du côté de l’échec simplement en activant un pouvoir au bon moment. Comme on ne peut aller sur un pouvoir qu’un chaman à la fois et qu’une fois sur la partie, cela doit se faire au bon moment et si tout le monde vise les mêmes actions au même instant… cela va couiner ! Les récoltes ne pouvant se faire que durant deux manches, il faut sans cesse revoir la position de son campement pour trouver des accès aux endroits intéressants. La portée de déplacement sera vite nécessaire pour atteindre de quoi remplir les caisses, tandis que la capacité de transport permettra d’envoyer moins d’hommes et donc de faire plus d’actions.
Dans les premiers moments on trouve que la chasse du gros gibier est plus importante que tout, mais si l’on s’intéresse peu aux peintures, elle est dispensable, remplacée par la pose de collets pour les lapins et la récolte de fruits de mer. Le rapport énergie / bénéfice du lapin est bien supérieure à du gros gibier et ces emplacements deviennent vite une cible pour les joueurs qui pourront nourrir 6 personnes avec seulement deux hommes, une arme et un sac de provision. Trouver la meilleure manière de se développer avec moins d’hommes est une des priorité du jeu et il vous offre les moyens de le faire, pour peu que vous les saisissiez en premier.
Proposant des parties solo ou un plateau adapté selon le nombre de joueurs, il est clair que 4 est le plus « agressif » tandis que 3 semble le bon compromis entre espace de développement et opposition avec les autres.
Je terminerai avec un mot sur la mécanique centrale du jeu, la programmation d’action. Le fait de devoir payer pour se placer ET lors de la phase 3 de payer pour réaliser l’action, cela nécessite une belle analyse de ses ressources actuelles et futures. Malheur à celui ayant fait une erreur, ayant oublié une action ou une ressource, car cela signifie assurément un décalage de ses actions sur la manche suivante et probablement une perte de la partie finale. Une partie de la victoire vient du fait de ne pas faire plus d’erreurs que le voisin.
Doggerland a donc tout ce qu’il faut là où il le faut. Interaction forte, analyse de ses moyens, programmation à deux temps, définition d’urgence et adaptation au plateau et ses objectifs. Même si dans l’absolu on se développera toujours de la même manière (nourriture, amélioration de sa tribu), les manières de scorer varieront d’une partie à l’autre et les plus aguerris prouveront qu’il est possible de gagner sans toucher chaque partie du jeu, mais cela demandera du talent et de multiples parties. Cela tombe bien, on est prêt à en refaire !